L'ataraxie. Quand la passion pousse au sacrifice.
Faisons maintenant un petit bond dans le temps. Nous arrivons en
1995. Kurt Cobain est mort, à sa place sévissent les Worlds Apart et
les 2Be3, les pog's s'échangent de plus belle, mais tout ça me passe
quelque peu au dessus de la tête. J'ai sept ans et j'entre en CE2, dans
la même classe que ma meilleure amie Elodie (la question est: aurais-je
survécu jusque là sans elle?)
Les années comprises dans
l'ellipse temporelle se sont déroulées dans l'ataraxie sentimentale
(soit selon le petit Larousse: "l'absence complète de trouble de
l'âme".)Mais hélas, toutes les belles choses ont une fin, et mes jupes
écossaises, mes chemisiers à fleurs, mes babies vernies et mon esprit
brillant font une nouvelle victime: un garçon de ma classe nommé Joris.
Brésilien d'origine, que dire de plus? Il est là, simplement, sans que
j'aie daigné le remarquer. Un jour, comme ça, au détour d'un couloir,
maître renard me tient à peu près ce langage:
-Mais comment tu fais pour avoir une bouche aussi belle? Tu as des lèvres toutes roses, toutes parfaites....
(Ce gosse a huit ans, mais il sait déjà mettre les filles dans sa poche! J'aimerais bien savoir ce qu'il est devenu...)
Comprenant
qu'il s'agit d'une manoeuvre de drague à peine déguisée, je ne peux pas
m'empêcher de piquer un fard, bafouille l'ébauche d'un remerciement et
prends la fuite au plus vite, de manière un peu lâche, mais polie.
Je n'ai pas vraiment le temps de méditer sur la signification de
l'événement, car la vie m'entraîne à nouveau dans son tourbillon
infernal: une nouvelle arrive dans la classe et jette son dévolu sur
Elodie (qui pactise avec elle, l'infâme traître!) Les deux filles se
mettent à comploter derrière mon dos sans que je puisse savoir de quoi
il en retourne. Vers le mois de mars, la classe prépare le spectacle de
fin d'année, et les deux pestes se rendent coupables d'une ultime
trahison. Alors que j'ai proposé de monter un numéro intégrant chants
et danses polonaises en costume, le tout sous ma bienveillante
direction, Elodie et Eve montent un "contre-spectacle" sur le thème des
Antilles.
L'heure est grave: séparations ethniques, luttes
pour le pouvoir, campagne de popularité...à l'âge de sept ans, je suis
sur le point de devenir aussi pourrie qu'un homme politique en fin de
carrière.
Les
enfants de la classe choisissent leur camp: d'un côté des filles
populaires, souriantes, des rythmes exotiques et des costumes somme
toute plutôt cools, de l'autre, la fille la moins glamour de la classe,
une chanson aux paroles imprononçables, et des tenues, il faut bien le
dire, assez grotesques. ( La tenue des garçons prévoit une culotte
courte, des bottes à talons, un boléro et un chapeau plat à plume de
paon. On hésiterait pour moins que ça...) La majorité des élèves
rejoignent donc les deux Antillaises. Mais mes partisans, s'ils sont
peu nombreux, sont déterminés.
Il y a parmi eux des élèves un peu
insignifiants qui pour d'obscures raisons m'ont élue leur gourou et
maître à penser, des ennemis d'Elodie, des ennemis d'Eve, et des
enfants que leurs parents ont forcés à rejoindre le groupe de la
première de la classe.
Mais on sous-estime la puissance de la passion. Alors que mes
adversaires rivalisent de persuasion pour attirer Joris dans leur
groupe, ce dernier préfère endosser le boléro, les botte à talons et le
galure emplumé - et compromettre par là gravement sa virilité - pour
soutenir sa bien-aimée dans l'épreuve. Il danse et chante d'un air
contraint mais proche de l'extase mystique des martyrs chrétiens sur le
grill, et....enfin je fais attention à lui.
Car sans être
tombée dans les affres de la passion la plus brûlante, j'ai, disons,
apprécié le geste. Et mon amour-propre me répète: Joris est
amoureux...de moi! et de moi seule! il a même repoussé les avances
d'Elodie et Eve réunies, même ces deux sirènes insulaires n'ont rien pu
faire contre la puissance de mon sex-appeal, etc. Mais déjà, les deux
sirènes en question ont mis au point une vengeance démoniaque;
j'apprends par une camarade bien informée qu'elles fomentent un complot
pour me rendre détestable aux yeux de Joris. La perfidie de leurs
desseins ne peut que vous soulever le coeur, le plan consiste à feindre
la réconciliation, puis à m'offrir moult bonbons et autres sucreries
pour que - je vous le donne en mille - je devienne ENORME et donc
absolument plus attirante.
Le raisonnnement est judicieux,
mais les deux vipère n'auront jamais le temps de mettre leur plan à
exécution, car l'année scolaire se termine, puis une autre commence, et
Julie arrive dans ma vie.