PRELUDE
-Quoi?
(tu as parfaitement entendu, pauvre conne. A ma grande désolation, d'ailleurs.)
Il est clair que Laura n'en croit pas ses oreilles. Je tente de feindre le détachement:
-Et
ouais. (-air ironique et totalement assumé à la fois. Intérieurement,
je la hais, je la maudis, je ne rêve que de lui écraser la cervelle
contre un parpaing...-) Ca arrive à des filles très bien, tu sais!
Visiblement, elle ne sait pas. Laura roule des yeux incrédules comme si
je venais de lui annoncer que j'étais le messie du XXIeme siècle venu
lui apporter l'absolution. Et la voilà qui profère:
-Attends, t'es en train de me dire que tu t'es jamais fait de mec? T'es vierge?
L'odieuse
me regarde d'un air insistant, les yeux plus écarquillés que jamais, la
bouche entrouverte, comme une gourdasse qu'elle est probablement.
T'es
vierge. Et bien techniquement...enfin disons que si l'infâme avait eu
vent de mon aventure avec John, je pourrais peut-être argumenter dans
le sens contraire. Bien qu'un examen gynécologique basique risque de
réduire à néant tous mes efforts.
En théorie donc, la réponse
serait oui. Mais en pratique...cependant, l'affreuse Laura ne semble
pas à même de mesurer le fossé qui sépare la théorie de la pratique; il
est clair que son esprit rudimentaire vient de me classer dans une
seconde catégorie comprenant les
nonnes, les coincées, les frustrées, les prudes et autres vierges effarouchées. Sans parler des lesbiennes
- je sens qu'elle me scrute pour détecter d'éventuels symptômes de saphisme, mais son examen ne semble pas concluant -
Toujours
est-il qu'elle vient d'avoir la confirmation de ses pires craintes:nous
ne sommes pas du même monde, puiqu'elle a la chance d'appartenir à la
catégorie numéro 1, dite "des filles normales" (comprenez: ni nonnes,
ni frustrées, ni lesbiennes), qui ont eu l'heureuse initiative de
perdre leur virginité vers leur quinzième année dans des endroits à peu
près aussi propices à cette activité que:
-la banquette arrière d'une voiture
-une soirée chez le copain d'une cousine d'un pote
-les chiottes d'une boîte de nuit
-les chiottes d'un bar
-les chiottes d'une station service
-etc.
N'ayant au cours de ma quinzième année fréquenté aucun de ces
endroits, j'avais logiquement moins de chances que les autres d'arriver
à un résultat probant. mais, alors que j'en suis à constater cela, la
bouche de Laura a la triste idée de se remettre en activité, et ô
horreur, elle endosse le rôle de la grande soeur protectrice avec
bagage d'expérience et idées bien arrêtées sur l'existence. Soit un
personnage odieux.
Et la voilà qui enchaîne:
-Non mais
faut pas t'en faire. Ca finira bien par arriver, t'es mignonne et tout.
T'es peut-être trop exigeante avec les mecs. Et puis, tu vois,
l'essentiel c'est d'être sûre de toi, d'avoir confiance en toi, tu
vois. J'veux dire, je vois plein de nanas moches qui se tapent des mes
pas trop mal, tout ça parce qu'elles se croient bonnes, tu vois. Alors
y a pas de raison que toi t'y arrives pas, mais faut te bouger un peu
le cul quoi!
Après ce monologue, satisfaite, elle attend ma réaction. Et moi je pense:
oui,
parmi tous ces lieux communs dignes du courrier du coeur de TéléZ,
l'abjecte Laura a peut-être pondu une phrase de bon sens, une seule
phrase qui me donnerait la clé de mes échecs précédents. Mais cette
impression se dissipe vite dans le brouillard de ce froid matin de
novembre.
Par bonheur, après avoir violé ma vie privée pendant près d'une
demi-heure jusqu'à l'aveu final (extorqué je ne sais toujours pas
comment. Derrière son air profondément con, cette fille est de la race
dont on fait les grands inquisiteurs...), ma tortionnaire s'apprête à
rentrer en cours. Quant à moi, il me reste encore une heure à attendre
dans cet amas de gravats et de bois en voie de décomposition - le
jardin de la fac. Une heure de délices en perspective, avec les fesses
dans un état de glaciation avancé dû à la pierre sur laquelle j'ai
commis l'erreur de m'asseoir, et l'esprit dans un état d'humiliation
comparable.
Le "quoi," prononcé par la voix nasillarde de laura résonne encore à mes oreilles gelées.
Si cette idiote savait.
Certes, je suis encore vierge à 17 ans et demie.
Et
effectivement, comme elle l'a brillament souligné, je n'ai jamais eu
d'amoureux officiel. Mais j'ai des justifications à apporter. Si vous
le voulez bien, Monsieur le commissaire, je vais tout vous expliquer.
Mais par quoi commencer?