L'aveuglement - félins imaginaires et autres lunettes d'aveugle.
Les deux années qui suivent sont assez pauvres
sur le plan passionnel. Rien de très étonnant: aucun gus ne pourrait
faire le poids face à la relation pour le moins étrange qui m'unit à
Julie. Elle devient à la fois ma meilleure amie, ma soeur adoptive, ma
pire ennemie, mon bourreau privé, mon bouc-émissaire perso, mon double
et mon contraire, bref mon âme soeur comme on n'en trouve que lorsqu'on
a huit ans.
Nous vivons dans un monde en plastique qui
n'appartient qu'à nous; les autres gosses nous voient avec stupéfaction
faire des gestes dans le vide alors que nous sommes persuadées d'être
en train de nous occuper de nos animaux invisibles (mais qui existent,
si si! Malgré nos huit, puis neuf, puis dix ans bien sonnés, nous y
croyons déjà beaucoup plus qu'à la sorcière cachée dans les toilettes
du préau et à l'enfer situé sous la cantine de l'école...)
Nos
animaux....une troupe de quatre-vingt félins, chacun doté d'un nom et
d'une fiche signalétique, et avec ça, capables de réaliser des tâches
sacrément compliquées. Imaginez un ocelot qui tape à la machine à
écrire, un tigre du Bengale qui mitonne des petits plats à ses potes
poilus, ou une panthère noire qui se laisse monter comme un vulgaire
canasson, vous aurez une idée de notre état de délabrement mental.
A côté de ça, les garçons qui ne servent qu'à jouer au foot et à
cracher par terre font bien pâle figure. Et quand, vraiment, je n'ai
plus envie de les voir, ces petits héros pseudo-virils, j'enfile un
ingénieux dispositif (du plus haut comique pour qui n'en connaîtrait
pas l'utilité): les lunettes d'aveugle.
Soit une paire de lunettes
de piscine rose fluo ayant appartenu à Julie (ce qui implique un
certain degré de mâchouillage), recouverte de scotch opaque jaune. Le
tout permet alors un aveuglement complet....seul l'aspect jaune du truc
nous désole un peu par son manque de réalisme, il est certain que ceux
qui ont la chance d'être aveugles pour de vrai ne voient pas de cette
couleur-là, mais enfin c'est mieux que rien. Et puis Julie n'avait plus
de scotch marron.
Une fois les lunettes d'aveugle enfilées,
le jeu consiste pour l'aveugle volontaire à attraper le bras de l'autre
et à parcourir la cour de récré sous les yeux blasés des autres enfants
qui échangent des pokémons
-anachronisme! j'ai écrit "pokémons", mais il s'agissait d'un autre type de gadget merdique, en ce temps. Au hasard, des pog's?-
Et ainsi, pendant que les autres filles se font déjà embêter par les
garçons qui leur sussurrent des mots crus à l'oreille, je vis encore
dans un monde protégé derrière mes lunettes bicolores fluo. Et
quatre-vingt félins savants. Et des extraterrestres. Et des chats à
moitié humains. Et une collection de pétards traditionnels
tchécoslovaques.
Bref, je crois que vous m'avez comprise...à
l'époque où l'infâme Laua avait déjà dû montrer sa culotte ou ce qui
lui tenait lieu de seins à une demi-douzaine de gus fascinés, j'étais
encore bien, bien loin de faire de même....